Salaire des patrons: comprendre le "say on pay" en six questions

Par Audrey Avesque

Une grande première ! Les actionnaires de Publicis ont validé mercredi 29 mai le mode de rémunération des deux principaux dirigeants du groupe. Il s'agit d'une première en France dans un groupe coté qui intervient une semaine après que le gouvernement a renoncé à légiférer pour encadrer les salaires des patrons du privé.
Réunis en assemblée générale, les actionnaires du troisième groupe publicitaire mondial se sont prononcés favorablement sur les résolutions présentant les mécanismes de fixation de la rémunération, mais pas sur les montants. Ils ont été 99,4% à se prononcer favorablement sur le mécanisme de la rémunération d'Elisabeth Badinter, et 78,8% sur celui de Maurice Lévy.En marge de l'Assemblée Générale des actionnaires, le collectif "Sauvons les riches" a manifesté devant le siège de Publicis à Paris pour dénoncer les rémunérations excessives des grands patrons.


Le "say on pay", c'est quoi ?


Cette pratique consiste à demander aux actionnaires de se prononcer ("say") sur le mécanisme de rémunération ("pay") des dirigeants de leur entreprise. "Il s'agit d'un modèle de gouvernance très libéral qui s'est d'abord développé en Angleterre, et qui consiste à demander l'avis des propriétaires de l'entreprise sur la rémunération des dirigeants, au lieu d'en faire un sujet du Conseil d'administration, pourtant élu pour gérer l'entreprise dans l'intérêt général, et responsable devant la loi pour cette gestion", explique Guillaume de Piédoüe, directeur général d'Ethics&Boards.Toutefois une question est soulevée : qu'est-ce-qui est soumis au vote des actionnaires? "Aujourd'hui, il y a une divergence d'approche entre l'Afep-Medef qui est favorable à un vote consultatif de la politique de rémunération, et les objectifs gouvernementaux qui seraient pour un vote sur les montants", précise Laurence Dors, senior partner du cabinet Anthenor Partners.



Pourquoi Publicis prend volontairement cette initiative?


Au printemps dernier, le versement à Maurice Lévy, président du directoire, d'une rémunération différée depuis 2003 de 16 millions d'euros en sus de sa rémunération régulière, avait provoqué un tolé en pleine campagne présidentielle.La rémunération de Maurice Lévy était, à l'époque, composée de trois éléments : un salaire fixe, un variable et des stock-options. "Publicis souhaite mettre un terme définitif à la polémique sur la rémunération de Maurice Levy intervenue en 2012, en partageant désormais la décision avec ses actionnaires. Le recours à un mécanisme de complément de rémunération différée, capitalisé chaque année et soumis à des conditions de performance et de fidélisation, se voulait vertueux. Mais l'opinion publique n'a retenu que le montant final, au moment de son versement", détaille Guillaume de Piédoüe.Pour l'heure, Maurice Levy n'est plus lié au groupe par un quelconque contrat de travail depuis le 1er janvier 2012: sa rémunération est aujourd'hui exclusivement basée sur la performance, à la fois quantitative (mesurée par rapport aux résultats des grands concurrents) et qualitative. Le président du directoire ne participe à aucun des mécanismes de rémunération des cadres mis en place par le groupe ("stock-options") et n'a pas de "parachute doré". En revanche, en cas de départ, il bénéficie d'une clause de non concurrence, votée par les actionnaires en 2008.




Le "say on pay", efficace pour réduire la rémunération des dirigeants?


Non. Cette initiative est pratiquée dans de nombreux pays, anglo-saxons pour la plupart, et ne se révèle pas être un facteur de modération de rémunération efficace. "En réalité, l'actionnaire n'est pas forcément demandeur d'une baisse de la rémunération des dirigeants. Il est intéressé par la performance", souligne Laurence Dors. Depuis la mise en place du "say on pay" en Angleterre, les salaires des dirigeants ont augmenté de 70%. "L'idée de faire intervenir une partie prenante externe a eu la vertu d'augmenter la sensibilité de la rémunération à la performance, mais pour ce qui est de la réduction du niveau de rémunération des dirigeants, en tous cas dans l'exemple anglais, il faut avouer que c'est un échec, estime Guillaume de Piédoüe. Il faut rappeler que l'objectif de tout actionnaire est l'augmentation de la valeur ou de la rentabilité de ses actions, sa fonction première n'est pas de juger de la moralité d'une rémunération, mais de sa juste proportion avec la performance".




Quel est l'aspect positif de ce système?


Le "say on pay" permet de maximiser les profits puisque l'actionnaire peut désormais faire pression sur le dirigeant pour qu'il travaille dans son sens. Il instaure également une plus grande sensibilité de la rémunération des dirigeants à la performance de la société. Ainsi, il n'y aura pas de hausse de salaire injustifiée, et un dirigeant non performant sera sanctionné. "Ce système a une efficacité réelle en terme de qualité de la gouvernance, de bonnes pratiques ou encore de transparence. D'autre part, le "say on pay" a un impact sur la dynamique collégiale du Conseil d'administration. Enfin, ce système est un vecteur pour une meilleure prise en compte des parties prenantes au-delà des actionnaires, à l'image des salariés et de l'opinion publique", assure Laurence Dors.



Pourquoi introduire le "say on pay" dans le droit français ?


Le gouvernement a renoncé à légiférer pour encadrer les salaires des patrons du privé. Mais la France se doit d'agir, selon Guillaume de Piédoüe: "le "say on pay" est mis en place dans de nombreux pays et comme la finance est un écosystème mondial, si la France ne l'applique pas, il est probable que nos entreprises puissent être peu à peu marginalisées par les investisseurs étrangers". Le code de l'Afep-Medef, qui émet des recommandations sur la gouvernance, pourrait ainsi être durci et intégrer le "say on pay". "Si ce système est prévu par le code Afep-Medef et qu'une entreprise ne le met pas en place, elle devra expliquer pourquoi : c'est le "comply or explain", explique Laurence Dors.



Quels sont les effets pervers du système ?


Les agences de conseil en vote. Le "say on pay" délègue la décision de la rémunération du Conseil d'administration au géant américain ISS Governance. En effet, " un fonds classique dispose d'équipes de gestion très réduites en comparaison du nombre d'entreprises dans lesquels il est actionnaire, il n'a donc pas les moyens physiques de se faire une opinion sur la rémunération de chacun des dirigeant de ses entreprises. L'activité d'analyse et de vote sur les rémunérations est donc le plus souvent sous-traitée par les investisseurs à des agences de conseil en vote (Proxy advisors) qui les conseillent et agrègent leurs votes par un système de procuration. Or ce métier est dominé par deux grands acteurs américains, dont l'un, ISS Governance, vote pour près de 50% de la capitalisation mondiale des entreprises cotées" , détaille Guillaume de Piédoüe.Il y a donc un risque de conflit d'intérêts. D'un côté, l'agence de conseil en vote donne des conseils aux investisseurs sur le niveau de la rémunération du dirigeant, et de l'autre, elle vend des prestations à l'équipe dirigeante. "On est loin de l'idée selon laquelle c'est l'actionnaire particulier qui donne son avis sur la rémunération. En réalité, en 2012, plus de 90% de la Bourse de Paris était détenue par des investisseurs institutionnels dont près de la moitié sont des fonds étrangers, qui font appel à des agences pour voter à leur place. Le résultat du vote est principalement le fruit de la négociation entre le conseil et ces agences américaines", dénonce Guillaume de Piédoüe.





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